Paris, 14 juin 2023 : les Rencontres de l’Inclusion financière
Texte de Hélène Ducourant, sociologue coorganisatrice des Rencontres de l’Inclusion Financière.
Pour recevoir un salaire, une prestation sociale ou pour faire un virement, pour souscrire à un abonnement de téléphone ou d’internet, pour payer le loyer, l’assurance et bien d’autres choses sur internet ou en magasin, il importe d’être bancarisé. La vie quotidienne et l’intégration socio-économique passent… par la banque, la détention d’un RIB et d’une carte.
L’objectif de la quatrième soirée de l’inclusion financière organisée par CRÉSUS et Emmaüs France en juin visait à interroger l’accès aux produits et services financiers, leur coût, le caractère adapté de ces derniers lorsqu’ils concernent les nouveaux arrivants en France, quel que soit leur statut – demandeur d’asile, réfugié, immigré avec ou sans titre de séjour…
Parce que ne pas être bancarisé renvoie les individus vers l’économie informelle, la consommation « dégradée », et empêchent d’accéder aux bonnes affaires – ce que les anglo-saxons nomment de façon générale le poverty premium, il importe de s’y intéresser. Parce que ne pas être bancarisé ou être mal bancarisé accentue la vulnérabilité des individus, nous avons organisé une table ronde pour faire le tour de la question en France.
Grâce aux cinq invités de la table ronde – Flore Gubert, Martin Reneaume, Thibaut Largeron, Rooh Savar, Sophie Paine (présentation ci-dessous au fil du texte), au témoignage de Rafi à propos de sa difficile bancarisation et grâce aussi à l’auditoire, nous avons évoqué bien des facettes de l’inclusion financière des nouveaux arrivants. Quelle conclusion peut-on en tirer ?
Malgré une législation et des dispositifs protecteurs (droit au compte, mission d’accessibilité de la Banque Postale, et même innovations proposées par les fintechs), beaucoup de points restent à améliorer.
Ci-dessous, je fais le tour des arguments/échanges de la soirée.
Comment être bancarisé quand on arrive en France ?
Comme pour n’importe quel individu résidant en France, le plus simple pour ouvrir un compte, c’est de se rendre dans une agence ou sur l’espace client d’une (néo)banque en ligne. Il importe de disposer de papiers d’identité en cours de validité (un passeport du pays d’origine par exemple). Il n’est (théoriquement) pas nécessaire d’être « en règle », c’est-à-dire de disposer d’un titre de séjour en cours de validité. Car ce n’est pas aux banques de vérifier ou d’attester de la légalité du séjour de leurs clients. Pour celles et ceux que ça intéresse, sachez que l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), pour tout un tas de raisons, demande aux établissements bancaires de choisir 2 parmi 6 formes d’identification prévues.
Lorsque les banques refusent l’ouverture d’un compte – et comme pour n’importe quel résident, il est possible de recourir à la procédure dite de « droit au compte ». Cette dernière garantit formellement l’accès à tous à la bancarisation. Depuis 2006, il est en effet possible pour tout individu de saisir la Banque de France de façon à ce qu’elle désigne une agence bancaire qui sera obligée de lui ouvrir un compte. Le recours à ce droit est loin d’être négligeable, plus de 27 000 personnes en ont bénéficié en 2022 selon le dernier rapport de l’Inclusion bancaire de la Banque de France.
Enfin, deux derniers éléments méritent être mentionnés ici :
Depuis 2008, la Banque Postale est financée par l’Etat pour assurer « une mission d’accessibilité bancaire ». A ce titre, elle ouvre à tout individu qui en fait la demande un livret A, assorti d’une carte de retrait (pour retirer au distrib). Le livret A est la forme minimale de bancarisation en France (on dénombre environ 1,5 millions de titulaires au titre de cette mission d’accessibilité) nous reviendrons sur ce point.
Les demandeurs d’asile disposent d’une carte de paiement spécifique nommée carte ADA (Allocation pour Demandeur d’Asile). Cette carte fonctionne un peu comme celle où sont stockés vos « tickets resto ». Y est associé un compte alimenté à hauteur de quelques centaines d’euros par mois par l’OFII (Office Français de l’Immigration et de l’Intégration).
Voilà donc le paysage l’offre, construit au fil du temps entre concurrence, réglementation et garantie d’accès au droit. Sur le papier, il semble protecteur mais… Est-il pour autant satisfaisant ?
Pour répondre sérieusement à cette question, je propose de la décomposer en trois questions plus précises, correspondant à la fois à la définition formelle de l’inclusion financière, et aux expertises et expériences précises et situées des intervenant.e.s de notre table ronde :
Comment les caractéristiques de l’offre déterminent / contraignent-elles les usages de l’argent liquide/bancarisé des nouveaux arrivants ?
Sont-elles adaptées à la fois aux transformations en cours des pratiques d’achat et de paiement en France, et aux usages parfois plus spécifiques de services financiers des nouveaux arrivants ?
Et à quelles conditions tarifaires les nouveaux arrivants sont-ils bancarisés ?
Rafi : solliciter onze banques pour sortir du livret A !
Rafi est arrivé en France il y a 8 ans. Originaire du Bangladesh, il est d’abord demandeur d’asile, obtient le statut de réfugié et bénéficie ensuite d’un titre de séjour. Son expérience bancaire est d’abord celle d’un accueil peu chaleureux (selon ses termes) à la Banque Postale. A son arrivée, il tente par trois fois d’ouvrir un livret A. Chaque fois au guichet, il lui est demandé de revenir accompagné par une personne qui parle correctement français. Or, parce qu’il vient d’arriver en France, il ne connaît pas encore de Français/ de parfaits francophones. Il maîtrise l’anglais mais cette langue ne lui sert à rien ici. Et il fait part dans son témoignage du caractère intimidant du contrat de souscription – uniquement en français, tout comme l’accueil reçu au guichet.
Soulagé d’être parvenu à souscrire à un livret A, il prend conscience petit à petit, à l’usage, des limites de ce service bancaire minimaliste : l’encadrement des usages possibles du livret lui complique la vie. Il dispose d’une carte de retrait (au distributeur), les virements ne sont possibles que vers les bailleurs sociaux et pour les factures de flux, l’obligeant à vivre au quotidien avec de l’argent liquide. Difficile dans ces conditions de commander un billet de train, de payer le loyer à un bailleur privé, etc. et il lui arrive aussi de se faire voler l’argent qu’il stocke dans sa colocation de fortune. Quatre ans plus tard, n’étant pas satisfait par cette forme de bancarisation et se sentant plus assuré, Rafi – qui disposait d’un compte bancaire classique dans son pays d’origine, tente d’ouvrir un compte bancaire. Il est en situation régulière (avec un récépissé en attente de titre de séjour), dispose de 36 fiches de paie, d’un CDI et de 15 000 euros d’épargne. Il lui faudra toquer à la porte de 11 agences pour obtenir ce qui lui semble le graal, c’est-à-dire, la possibilité de souscrire à un compte bancaire… classique. Les 10 banques précédentes non seulement ont refusé l’ouverture mais n’ont pas voulu lui procurer la lettre de refus, laquelle permet pourtant d’activer le droit au compte à l’époque (ndrl : la procédure a changé depuis).
Livret A + Carte ADA : quelles limites ?
La situation rencontrée par Rafi est bien connue des travailleurs sociaux accompagnant les migrants. Martin Reneaume, du Cèdre (Secours Catholique-Caritas France) présent à la table ronde n’est pas surpris. Ce qui diffère selon lui aujourd’hui, c’est que les demandeurs d’asile sont accompagnés par des associations lors de l’ouverture d’un livret A – ce qui leur évite les expériences infructueuses au guichet. Néanmoins, selon Martin, le compte bancaire classique – même à la Banque Postale (qui bancarise plus volontiers que les autres les publics fragiles) – reste hors d’atteinte pour eux, alors même qu’il est souhaité par tous, tout au moins, par tous les individus sortis des situations d’extrême urgence.
Martin évoque ensuite un autre point qui pose problème : les demandeurs d’asile qu’il accompagne disposent en sus de la carte ADA qui leur permet de payer leurs courses. Cette dernière est très moyennement appréciée (euphémisme !) par ses usagers : elle ne permet pas de retirer de l’argent liquide, de payer sur internet, et certains commerçants la refusent en raison des frais de transaction plus élevés que ceux appliqués à un paiement par carte bancaire ! Par ailleurs, il se dit… que des commerçants en viennent à jouer le rôle de banquier : fournissant du liquide contre une forte commission et sans achat dans leurs magasins. « Je crois que les modalités d’usage de la carte renforcent la vulnérabilité des demandeurs d’asile » conclut le travailleur social.
Les caractéristiques de la carte ADA ont fait l’objet de vives critiques par le collectif d’associations signataires du manifeste pour l’inclusion financière publié en 2022. Thibaut Largeron, chargé de l’inclusion financière chez Emmaüs France témoigne : « Elle complique la vie des bénéficiaires, et le Ministère de l’intérieur se permet de faire des statistiques sur les types de dépenses réalisées avec cette dernière, ce qui n’est pas acceptable. De plus, lorsque les marchés publics changent, tous les porteurs sont convoqués sans ménagement pour recevoir une nouvelle carte, sans souci de leur disponibilité. Et enfin, lorsqu’ils la perdent, ce qui arrivent malheureusement, en particulier car les conditions de vie et de logement de cette population sont incertaines, ils restent des mois sans ressource jusqu’à l’obtention d’un rendez-vous à l’OFII permettant le renouvellement de la carte ».
Des compagnons Emmaüs non bancarisés
Lors de la table ronde, Thibaut souligne un autre problème relatif aux modalités de bancarisation d’un public bien vulnérable qu’il connaît bien : les milliers de compagnons Emmaüs, présents sur tout le territoire au sein des communautés (celles qui retapent, recyclent, revendent…), ont un mal fou à être bancarisés.
D’une part, ils ne peuvent utiliser le livret A car l’allocation versée par la communauté Emmaüs n’est considérée ni comme un salaire, ni comme une prestation sociale et ne peut dès lors être versée sur le livret (les conditions sont très restrictives).
Et d’autre part, la plupart des agences bancaires ne veulent pas de ce public jugé pauvre et vulnérable.
Au final, nombre de compagnons ne sont pas bancarisés et en viennent à devoir demander de l’argent liquide à leur responsable de communauté – devenu banquier- à chaque fois qu’ils en ont besoin. Ce mode de fonctionnement n’est pas souhaité par les communautés Emmaüs, il ne favorise pas la prise d’indépendance et la prise de décisions individuelles.
A propos du niveau de maitrise de la langue française requis pour ouvrir un compte bancaire…
Une partie des nouveaux arrivants vivent mal les contacts avec les banques. Sophie Paine, formatrice en éduction financière (A and B make 3) et enseignante de français pour les étrangers en est convaincue. Ses élèves – le plus souvent demandeurs d’asile – en parlent entre les cours. La nécessaire maîtrise du français pour interagir avec les banquiers, le vocabulaire du secteur, et la longueur du contrat à signer rendent inaccessible le compte bancaire en France à ses élèves, alors même que la plupart d’entre eux l’ont déjà expérimenté dans le pays d’origine. Sans même parler des nombreuses discriminations qu’éprouvent au guichet celles et ceux qui s’aventurent à essayer d’ouvrir un compte. Pour Sophie qui a vécu et travaillé dans différents pays au service des plus faibles : « Aux Etats-Unis, les formulaires sont disponibles dans plusieurs langues, c’est une bonne chose car il est difficile de demander aux personnes qui viennent tout juste d’arriver de disposer d’un excellent niveau de maîtrise de la langue nationale. Quand on y pense, l’exigence linguistique pour souscrire des services bancaires est bien supérieure à celle requise dans le monde du travail, est-ce normal ? ». Rooh Savar en sait quelque chose, président de SINGA France et co-fondateur d’une néo-banque destinée aux nouveaux arrivants, il connaît parfaitement les arguments des banquiers et leurs process internes qui finissent pas ne pas accepter ou par décourager les nouveaux immigrés – quelle que soit leur situation administrative – d’ouvrir un compte. « Les banquiers ont une représentation des nouveaux arrivants très misérabiliste. Ils les envisagent indistinctement comme des pauvres aux situations compliquées. Ce n’est pas le cas : ces personnes travaillent ! Elles deviennent souvent des entrepreneurs ! Elles ont besoin de nombreux services financiers. Des études américaines montrent d’ailleurs que les immigrés sont de très bons clients, et qu’ils bénéficient de services de moindres qualités que les locaux ». Rooh en a fait l’expérience : réfugié venant du Pakistan, il est redflagué par toutes les banques, en raison de son pays d’origine (ndrl : le Pakistan fait l’objet de sanctions internationales) qu’il a quitté il y a plus de 10 ans. Welcome Place, comme tous les services bancaires, est contrôlé par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) et entend bancariser les nouveaux arrivants sans suspicion et avec une gestion du risque exigeante.
Des services de transferts d’argent classiques peu satisfaisants
Mais les enjeux d’inclusion financière discutés lors de la soirée, tout ne se limite pas à l’accès à un compte bancaire et une carte retrait/paiement. D’autres services retiennent notre attention. C’est le cas des services de transferts financiers. Flore Gubert, économiste à l’IRD et à Université Paris Dauphine- PSL est spécialiste de ce secteur. Elle rappelle lors de la sa prise de parole non sans humour que contrairement aux pratiques courantes des banques, la langue française n’est pas du tout requise pour ces services financiers relativement onéreux. Les recherches qu’elles a menées sur les pratiques des transferts des #maliens, des #algériens de #Montreuil vers leurs #familles restées au pays mettent en évidence la satisfaction très moyenne envers ces services. Si ses enquêtés cherchent régulièrement à envoyer de l’argent au pays, ils évitent autant que possible de recourir à ce type de service. Pourquoi ?
- Ces services sont chers pour les transactions de petits montants. Or, ce sont des petits montants réguliers qui ont la faveur de ses enquêtés peu fortunés.
- Au pays, il n’est pas toujours simple de récupérer l’argent.
- Il est difficile pour les « donneurs » de s’assurer que l’usage effectif de l’argent de l’argent envoyé.
Pour toutes ces raisons, des circuits soit informels soit formels mais bien différents de Western Union ou de ses concurrents existent et se développent avec l’aide de fintechs africaines : des espèces de market place permettent aujourd’hui l’achat et la livraison de biens semi durables en Afrique. Dans certains pays, des services de paiement permettent à des tiers de payer directement des factures de santé ou de flux. Et depuis les années 1980, des dispositifs de paiement de commande chez des commerçants locaux mis en réseau se maintiennent et rencontrent un vrai succès.
Quel bilan peut-on dresser de la soirée ?
Malgré une législation et des dispositifs protecteurs, la situation n’est pas satisfaisante. Au grès des interventions, voici les différents points relevés :
- Pour les nouveaux arrivants : une consommation entravée non seulement par le manque d’argent mais aussi par les caractéristiques des moyens de paiement et des formes de bancarisation/d’accès à l’argent contraignants (carte ADA, carte de retrait du livret A).
- Une bancarisation vécue comme une épreuve et comme une manifestation supplémentaire qu’iels ne sont pas les bienvenu.e.s.
- Une augmentation de leur vulnérabilité liée aux modalités de leur bancarisation (gestion en argent liquide/vols/intermédiaires malveillants, etc)
- Des attentes démesurées de maitrise de la langue française pour ouvrir un compte bancaire.
- Des discriminations manifestes pratiquées par les agences bancaires.
- Du « non recours » massif/ de l’auto-élimination de nouveaux arrivants pour qui être « normalement » bancarisé semble hors d’atteinte.
Beaucoup a été fait et beaucoup reste à faire !
Une très belle soirée d’échanges et de partages.